On a lu Terminus radieux.
On a envie d’en parler. On tente de se remémorer comment ça a commencé, cette
lecture, il y a longtemps, combien de siècles. Attends. Rappelle-toi. C’était
juste après la chute de l’Orbise, à la fin de la deuxième Union Soviétique. Il
y a si longtemps. Volodine commençait son livre comme si ça allait être un
roman, comme à l’époque bien plus ancienne où on écrivait encore des romans. Ça
commençait comme ça : « Le vent de nouveau s’approcha des herbes et
il les caressa avec une puissance nonchalante… » « … Le ciel était
couvert d’une mince laque de nuage. » « … Aux pieds de Kronauer, la
mourante gémit. »
Oui, il y avait eu une époque où des
écrivains écrivaient des romans, on s’en souvenait ; et ça ressemblait pas
mal à ça, les romans qu’on lisait. Mais c’était il y a longtemps. Déjà à
l’époque de Volodine les livres ne ressemblaient plus vraiment à des romans.
D’ailleurs Volodine lui-même ne les appelait pas des romans ; il appelait
ça des narrats, des entrevoûtes, des shaggas, des romances avec un rond sur le
a. Des récits qui ne ressemblaient à rien sinon peut-être aux rêves que faisait
parfois l’écrivain qu’on croyait être.
« – Elli, soupira-t-elle. »
C’était donc quand même un roman,
cette fois, avec des dialogues, et c’était comme ça qu’on apprenait le prénom
du personnage qui serait le héros, Elli Kronauer ; même si
« héros » a aussi un autre sens dans la bouche des personnages de
Volodine, même si sans doute il y en aurait beaucoup d’autres, des
personnages, vu l’épaisseur du livre, à laquelle Volodine ne nous avait pas
vraiment habitués.
Le nom nous était familier, il y
a tellement de noms propres dans les livres de Volodine, parfois on pourrait
confondre, mais non, Elli Kronauer, même si on ne l’avait pas lu, on savait
bien que c’était le nom d’un écrivain, un écrivain post-exotique bien sûr comme
tous ceux qu’on croise dans tous les livres de Volodine, mais qui était l’un
des rares – à notre connaissance il n’y en avait que trois, outre Volodine
lui-même – à avoir acquis une sorte d’existence autonome, nous n’avons pas tous
le même degré d’existence, et à avoir ses titres publiés chez des éditeurs qui
n’étaient pas spécialisés dans la littérature post-exotique : comme
Manuela Draeger, Elli Kronauer avait publié plusieurs livres à l’Ecole des
Loisirs. (Bien avant la chute de la deuxième Union Soviétique, avant même son
avènement, l’Ecole des Loisirs était le nom d’une maison d’édition spécialisée
pour la jeunesse.) Mais il se peut aussi que ce ne fût là qu’une coïncidence,
un cas d’homonymie : le Kronauer de Terminus radieux dont le prénom
ne serait si on se souvient bien plus jamais prononcé était présenté comme un
soldat, un combattant de l’Orbise, comme nous l’avons tous été. Non ? On
ne l’a pas tous été ? Lui ou nous peu importe.
D’ailleurs il ne faisait preuve
d’aucune velléité littéraire, à l’époque. Rien d’un écrivain. Son langage même était
plutôt fruste. Plutôt qu’un écrivain, Kronauer, c’est le gars que vous
préfèreriez avoir comme compagnon, lui plutôt qu’un autre, au moment de la fin
du monde, histoire d’être tranquille et pas tout seul.
Pourtant, malgré l’apparente
indifférence de Kronauer à son égard, la littérature était partout dans Terminus
radieux. Etait-ce l’influence du précédent livre de Volodine, sobrement
intitulés Ecrivains, rappelez-vous, qui nous incitait à chercher partout
dans la steppe et la taïga autour de Terminus radieux, le kolkhoze mystérieux,
la présence souterraine de la littérature à l’œuvre ? Peut-être.
Terminus radieux. Un paradis sur
Terre, quoi. Un roman qui commençait par le début d’une fin, parce que c’est
long, la fin. La mourante était mourante, elle ne s’en sortirait pas, il ne
restait déjà presque plus que son nom, Vassilissa Marachvili, qui lui
survivrait longtemps, mais Kronauer ne valait pas beaucoup mieux. Sans autre
issue possible, ils avaient délibérément pénétré, avec leur camarade Iliouchenko,
pour tenter de finir ensemble, dans une zone où la vie n’était plus possible.
Les radiations en avaient décidé ainsi. Celles, notamment, de Terminus radieux.
La vie n’y était plus possible mais la mort guère davantage, on le comprenait
très vite après avoir fait connaissance avec la Mémé Oudgoul, révolutionnaire
immortelle et double obscure de la Mémé Holgolde qu’on avait déjà rencontrée
dans les Onze rêves de suie de Manuela Draeger, rappelez-vous, au point
qu’on avait d’abord cru que c’était la même, qui nourrissait amoureusement la
pile atomique de Terminus radieux, retournée à l’état sauvage comme toutes les
centrales de la seconde Union Soviétique et sans doute du monde, mais qui n’en
finissait plus d’irradier les éternels survivants.
C’était elle peut-être le
personnage principal, mon pauvre Kronauer, la pile qui brûlait jaune au fond de
son puits à deux kilomètres de profondeur, c’était elle ou c’était Solovieï, le
« président du kolkhoze », qui se piquait de poésie et dont les yeux
brûlaient jaunes au fond de leur orbite.
On a lu Terminus radieux,
on a envie d’en parler. On raconterait bien toute l’histoire, puisqu’il y en a
une et qu’on est comme dans un roman d’autrefois. Mais on sait qu’on en aurait
pour mille huit cent treize années lunaires et quelques. Ce serait comme
d’entrer dans vos têtes sans en avoir le droit. Solovieï me dirait sûrement que
je fais du mal à ses lectrices. Ce double obscur de Volodine. Je préfère
terminer radieux qu’irradié.
L'art de parler de parler d'un livre sans raconter l'histoire (comme pour un film) : écrire autour pour en donner l'envie, le désir, le plaisir.
RépondreSupprimerEt pour évoquer Volodine, parler en post-exotique.
SupprimerLes "critiques littéraires" devraient toujours être faites par des Ecrivains, ceux du grand E(ux).
RépondreSupprimerSans doute grâce à vous vais-je arriver à lire Volodine...
MP
Formidable !
SupprimerC'est étonnant comme ça (se) passe, mais voilà qu'enfin je prends avec moi cette communauté, ce collectif de post-exotiques. Le genou de Volodine.
RépondreSupprimerhttp://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1250
MP
Mais oui, je me souviens de ce billet.
SupprimerVas-tu etre content?
RépondreSupprimerCe livre fait partie de la selection ()pour le prix de la kkdemie-j'assume- francaise.
Si ça peut aider à le faire découvrir, c'est bien ! (même si les prix, hein...)
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