(…) On ne saurait d’ailleurs en dire plus long à ce sujet, car Odradek est extraordinairement mobile ; on ne peut pas l’attraper.
Il se tient tantôt au grenier, tantôt dans l’escalier, tantôt dans les couloirs et tantôt dans le vestibule. Il disparaît parfois pendant des mois ; c’est sans doute qu’il est allé dans d’autres maisons, mais il revient toujours dans la nôtre. Souvent, quand on sort et qu’on le voit en bas appuyé sur la rampe de l’escalier, on a envie de lui parler. Naturellement, on ne lui pose pas de questions difficiles ; on le traite comme un enfant – sa petitesse, à elle seule, vous y pousserait. « Comment t’appelles-tu ? » lui demande-t-on. « Odradek », dit-il. « Et où habites-tu ? » « Pas de domicile fixe », dit-il en riant, mais ce n’est que le rire qu’on peut produire sans poumon, un rire qui ressemble à peu près au crissement des feuilles mortes ; il marque en général la fin de la conversation. D’ailleurs, ce n’est pas toujours qu’on obtient ces réponses-là ; Odradek reste souvent muet comme le bois dont il semble fait.
C’est en vain que je me demande ce qu’il deviendra. Peut-il donc mourir ? Il n’est rien qui ne meure sans avoir eu une sorte de but, une sorte d’activité qui l’ont usé ; ce n’est pas le cas d’Odradek. Dévalera-t-il encore un jour l’escalier, traînant ses bouts de fil après soi, devant les pieds de mes enfants et des enfants de mes enfants ? Il ne nuit, bien sûr, à personne ; mais l’idée qu’il doive me survivre m’est presque douloureuse.
Franz Kafka, le souci du père de famille, traduction d’Alexandre Vialatte.
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