mercredi 30 janvier 2013

de petits anges nus autour d’une Vierge en gloire


On peut dire que Pierre Peloup fut mon premier amant – après papa – car le docteur Mars, s’il aimait nous toucher, ne s’introduisit en nous que plus tard. Il goûtait notre présence lorsqu’il saillait maman. Il aimait que nous soyons là, Ingrid, Chloé et moi, ou parfois, l’une d’entre nous seulement, dans la salle à manger à la grande table cirée, mais un peu comme de petits anges nus autour d’une Vierge en gloire (maman figurant la Vierge). Nous assistions donc à leurs ébats – souvent rapides car le docteur Mars était toujours pressé entre deux de ses visites à des malades –, assises dans un fauteuil, sous la table lorsqu’il le désirait, l’aidant d’une main s’il avait ce jour-là quelque difficulté – ce qui était rare. Il nous arrivait de lui tendre nos fesses, nos sexes, ou de lui présenter nos bouches, mais il y passait ses propres mains, sa propre bouche ou son propre sexe très rapidement.
Maman était belle avec le docteur Mars : « J’ai un goût immodéré pour lui, nous disait-elle. Voyez, il suffit qu’il pénètre dans le vestibule pour que je sois en feu, en larmes, embrasée, et que je me sente aussitôt comme un violoncelle. » Mais maman était dans ces dispositions à peu près chaque fois qu’une visite s’annonçait. Elle avait eu une enfance malheureuse ; elle avait besoin de folie.
 
Anne Serre, Petite table, sois mise !, Verdier, 2012, p. 17.
 
 
Notre vie allait-elle enfin devenir simple, tranquille et heureuse ? Me retrouver avec Ingrid mariée, c’était comme être soudain devant une carte, un paysage qu’on déplie du plat de la main sur une table. Toutes les routes bosselées, tortueuses, à demi ou entièrement masquées par les replis de la carte froissée, apparaissaient maintenant clairement dessinées, circulant paisiblement à travers le paysage. Et c’était la même chose pour la région des lacs, des montagnes, les bords de mer et les villes : chaque chose était clairement située, clairement nommée, de sorte qu’on voyait très bien comment aller de telle ville à telle autre, de telle plaine à tel bord de mer. On pouvait en calculer précisément la distance, le temps nécessaire pour accomplir le voyage, et à chaque nom correspondait une forme, à chaque forme, un nom. On savait où on était.
 
Anne Serre, Petite table, sois mise !, Verdier, 2012, p. 56.
 
 
Deux extraits pour marquer le contraste entre les deux parties principales de ce récit magique : à l’énormité du propos dans l’évocation de l’enfance comme une longue et joyeuse partouze familiale (mais en mots autrement élégants) succède l’entrée dans l’âge adulte comme une entrée en soi-même où les choses prennent sens tout en nous restant mystérieuses.
J’ai déjà dû dire sur ce blog que je considère l’histoire, quand il y en a une, comme faisant partie intégrante de la forme. Cette façon qu’a l’auteur de raconter ici quelque chose de si improbable, de si choquant et de manière à ce que l’on ne soit aucunement choqué mais plutôt réjoui en effet, c’est le moyen détourné de parvenir à dire quelque chose de si secret que sans doute le chemin des mots directs n’existe pas, et qu’il y faut le détour du conte.
 
 
« Pendant que nous nous occupions, je pouvais, lorsque je relevais la tête, distinguer au loin les deux flèches noires d’une cathédrale. Et pour la première fois, quelque chose naquit en moi. » (p. 28)
 
Addenda.



http://www.editions-verdier.fr/v3/dyn/oeuvre/petitetable.gif 
Pudeur paradoxale.
En relisant le billet de tout à l’heure (ces Hublots sont si vite écrits que le vent parfois y laisse des fautes), cette idée me traverse l’esprit : pudeur paradoxale. Cette manière d’Anne Serre de laisser secret ce vers quoi le récit tend et d’à la place proposer à l’intelligibilité immédiate cette débauche bon enfant spectaculaire et réjouissante.

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