mercredi 8 février 2012

mes vrais écrits


Journal du père Manouvrier
 
6 octobre 1982.
 
J’ai eu brusquement une envie très forte de lire mes écrits. Je veux dire mes vrais écrits, ceux que j’enferme dans la partie supérieure de mon bureau. Mon journal, c’est différent, c’est du tout-venant, ça ne mérite pas d’être caché. I'y raconte les petits incidents de ma vie : ce n’est pas de l’écriture, ça.
Cela m’arrive rarement au printemps et en été d’avoir envie de lire mes écrits. Mais dès que le temps commence à aoûter, et surtout quand l’automne arrive – et c’est vraiment l’automne, maintenant, même s’il fait encore chaud –, c’est plus fréquent : une fois par mois, peut-être.
Je me suis chaussé des tongs que j’avais achetées chez Ernest, celles qui ont des lanières rouges. Elles étaient encore presque toutes neuves, à peine salies par un petit reste de boue, que j’ai soigneusement nettoyé. J’ai mis l’autre paire, avec ses lanières bleues, en réserve dans le tiroir de ma table de nuit. J’ai traversé la Nationale, et je suis entré chez le gros Léon. On venait d’entendre sonner l’angélus à l'église : il était midi moins le quart, c’est l’heure où on est sûr de rencontrer au moins un ou deux clients chez le gros Léon. Il y avait là le facteur Gamblinet qui venait de terminer sa tournée et le père Stéphanel, l’homme qui n’a jamais froid : il se promène toujours torse nu, même par le gel ou sous la neige ! En ce jour d’octobre plutôt tiède, il portait une chemisette, ce qui m’a étonné. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu qu’il allait, après déjeuner, à la perception, protester contre le montant des impôts locaux : il venait de recevoir sa feuille de notification, et il en avait pour 813,27 francs, entre la foncière et la mobilière, « plus que ma pension », s’étranglait-il d’indignation, « avec quoi veut-il que je paye ça, le percepteur : il s’était forcé à acheter une chemisette au marché. (…)
Nous avons bu les quatre momies qui s’imposaient : celles des trois clients, et la tournée du patron. J’aime bien les momies, mais quatre à la suite, en une petite demi-heure, c’est tout de même un peu trop : cela me donne envoie de dormir. Pour une fois, ce jour-là, les quatre momies m’arrangeaient bien : elles avaient fait naître un peu plus d’euphorie que les propos de Stéphanel sur le percepteur, son saint homme et sa chemisette. J’ai jugé le moment bien choisi pour demander au gros Léon, comme ça, sans avoir l’air d’y toucher, de me confier, oh ! pour rien, juste pour vérifier qu’elle n’était pas faussée, la clef de mon bureau en dos d’âne. Le gros Léon n’est pas très futé. J’ai cru un bref instant qu’il allait me donner la clef : il a ébauché le geste de la prendre au petit râtelier où elle est suspendue, juste au-dessus de sa caisse automatique. Mais il s’est arrêté au milieu de son geste. Il venait de comprendre que je voulais lire mes écrits. Il m’a rappelé notre contrat : il s’était engagé à ne me confier la clef qu’une fois par an. La dernière fois, c’était en avril, le 5, a-t-il précisé en jetant un coup d’œil sur un calepin posé à côté de sa caisse. Il faudrait bien que j’attende encore six mois, à un jour près. « A moins que tu ne veuilles rompre notre contrat, bien sûr. Mais alors il faudrait le faire par écrit, comme nous avons fait quand nous l’avons signé, il y a, tiens, combien, au fait, trois ans, non ? » J’ai confirmé la date : à ce moment-là j’étais encore logé chez la veuve Demougel, mais c’était déjà le commencement de la fin. Et j’ai protesté : il n’était pas question rompre le contrat.
 
Michel Arrivé, L’Homme qui achetait les rêves, Champ vallon 2012, p. 118-120.
 
Le « tout-venant » qui « ne mérite pas d’être caché » mérite pourtant déjà qu’on fasse les curieux, on y aura quelques surprises. D’ailleurs l’ensemble des romans de Michel Arrivé méritent qu’on y fasse les curieux, j’avais évoqué ici son précédent Bel Immeuble, et je recommande aussi volontiers Une très vieille petite fille et La Walkyrie et le professeur, parus avant l’ouverture de ces Hublots.
Il y a dans celui-ci des écrits qui cachent des écrits, et comme dans les autres livres de l’auteur cet inquiétant rapport des mots à la mort.
http://www.decitre.fr/gi/06/9782876735606FS.gif 


Commentaires

Ce texte est superbe et la couverture magnifique. Vous me le prêteriez?
Commentaire n°1 posté par La confédération des croyants le 08/02/2012 à 20h42
M'étonne pas que la couverture vous plaise...
(Avec plaisir !)
Réponse de PhA le 08/02/2012 à 22h31

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