mercredi 15 mars 2023

Ouvrez la chambre à brouillard

C’est Chevillard presque tout entier et dans l’ordre qu’on découvre dans sa récente Chambre à brouillard – il n’y manque que le v, omis certainement dans le but d’obtenir ce très joli brabrou dont on a plein la bouche, à moins que ce ne fût en effet le nom que donna Charles Wilson à son invention alors qu’il travaillait sur les spectres de Brocken (encore un br) et conçut jadis ladite chambre. Mais baste, car de Wilson ni de sa chambre il n’est vraiment question au fond du livre de Chevillard : là n’est pas le sujet.

Le sujet ? me demanderez-vous ; eh bien je viens de le dire, suivez donc. Le sujet c’est : « là n’est pas le sujet ».

Rappelez-vous Monotobio. Notre auteur y entreprenait de raconter dix années de sa vie, mais en moins de deux-cents pages. La nécessité du genre imposant des coupes considérables, l’auteur lambda choisit en général de ne pas raconter ce qui, selon lui, « ne fait pas sens ». Mais qui est-il, l’auteur, pour être en mesure de juger de ce qui fait sens ou pas ? de déterminer ce qui mérite où non d’être le « sujet » ? Lorsqu’il s’appelle Chevillard et qu’il raconte sa vie, l’autobiographe scrupuleux le fait en toute conscience de cette faille et assume l’arbitraire du choix (et c’est ainsi qu’on se rend compte qu’une autobiographie vraiment honnête est nécessairement drôle) (avis à mes collègues enseignants de lettres : tout groupement de textes sur l’autobiographie devrait comporter au moins un extrait de Monotobio, rien que pour les questions que ce livre pose sur ce genre).

Le sujet, si l’on en croit, non plus le titre du dernier Chevillard paru, mais sa première partie, serait quasi policier : on y apprend comment Oleg contracte une dette envers l’auteur, pardon, le narrateur, or Oleg a de l’honneur (et de l’humour aussi, pense-t-il, mais là non plus le sujet). Voici donc Chevillard dans le polar ? Vous n’y êtes pas ; d’ailleurs la première partie est déjà terminée – page 26 – et nous voici dans autre chose (que du polar, ce qui n’empêchera pas Oleg d’être rappelé en temps voulu puisqu’il a une dette – tout personnage solidement campé par son auteur a une dette envers le lecteur, or campé, Oleg l’est sur ses deux jambes).

Car le narrateur, lui, a un sujet, et même un sujet d’étude, et ce sujet, forcément protéiforme comme ils le sont puisqu’ils sont tous bons, ou puisqu’ils se valent tous, ce sujet, disais-je, lui échappe. Or le nôtre, je veux dire celui de la Chambre à brouillard, c’est précisément l’échappement de ce sujet – il pourrait lui arriver en effet, à l’occasion, de faire de la fumée ou de sentir mauvais ; n’ouvrons cette chambre à brouillard qu’avec toutes les précautions requises.

Car au fond, est-il d’autres sujets en littérature que l’échappement d’icelui ? Qu’est-ce qui rend possible la littérature sinon son incapacité à rendre compte à coup sûr de ce dont elle prétend parler ? (À ce sujet la peinture m’a toujours paru moins bête – mais là encore est-ce vraiment le sujet ?)

On pourrait croire à me lire que je rends compte ici de quelque essai brillant, voire d’un exercice de style réussi. Il n’en est rien. Le coup de force de notre auteur, c’est précisément, avec ce sujet en fuite, de nous fourbir tout un authentique roman, dont l’une des réussites – romanesques celle-ci, est bien de donner la parole à un narrateur peu fiable, délicieusement odieux dès qu’il s’agit de son prochain, qu’il s’agisse de sa tendre épouse Nine, de son fils Victor ou de Gorius, son supposé confrère, un narrateur qui promène sa logorrhée aux confins de la folie : c’est le risque qu’on court à se frotter de près à la question du sujet – à moins que ce grain ne soit la condition nécessaire à son étude.

Avec sa Chambre à brouillard, non seulement Chevillard a écrit le roman du sujet, mais aussi le roman du sujet du sujet ; il y fallait bien un détecteur de particules.



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